Bar du Perséphone, Samson, nuit du 4 au 5 juillet 3304

 

Comme à son habitude, Blondin était attablé au Perséphone, près d’un grand hublot rectangulaire. Il frappait fébrilement sur le clavier virtuel de sa tablette électronique. Il faisait partie de ces journalistes qui ne pouvaient trouver l’inspiration que dans les bars et les bistrots: sans l’alcool pour lui échauffer le cerveau, et surtout sans les histoires que lui racontaient les pilotes de passage, il n’écrivait rien qui vaille.

La nuit était bien avancée, et le bar était déjà presque désert, lorsqu’un personnage imposant vint s’asseoir en face du reporter. Le nouveau venu ne ressemblait pas aux clients interlopes qui fréquentaient le Perséphone à l’heure de la fermeture: l’air grave et austère, de haute stature, il portait jusque sur son visage émacié le poids des lourdes responsabilités dont il était chargé. Des rides marquées barraient son front et montraient assez qu’il était préoccupé. Il tenait à la main un morceau de papier listing sorti d’une imprimante à picot.

Il s’appelait Paulus Paimaleth. Il avait été autrefois inspecteur des finances au service de la Fédération. Ecoeuré par la corruption qui régnait sur Sol, Paimaleth avait fini par démissionner et par rejoindre le Consilium. Il dirigeait désormais le Vox Veritas. Homme intègre, il avait traversé sans être inquiété la crise qui avait provoqué la chute du régime de Munfayl à l’automne 3303.

Blondin ne fit pas mine de s’étonner lorsqu’il vit son chef s’installer à sa table encombrée de bouteilles vides. Paimaleth n’était pourtant pas un familier des troquets.

– Je vous sers un verre, patron ? marmonna le journaliste d’une voix légèrement embrumée.

Le dignitaire refusa d’un geste. Une relation curieuse, improbable, s’était nouée entre l’irréprochable Paimaleth et son reporter, pilier de bar invétéré et pisse-copie incontrôlable. Le directeur du Vox Veritas, qui n’ignorait rien des défauts du reporter, avait pourtant tenu à lui offrir un poste au sein de son journal : Blondin était talentueux, dévoué au Consilium et prêt à tout pour mobiliser l’opinion contre l’envahisseur Thargoïd. Il avait montré à bien des reprises son entière soumission aux autorités qui gouvernaient Samson.

Peut-être trop entière, en fait.

– Nous avons un problème, Blondin.

– Quoi? Vous m’attendez pour boucler ? Vous n’avez pas reçu mon papier?

– La vérité est que votre article a suscité des réserves au comité de rédaction.

– Vous n’êtes pas convaincus? Vous voulez davantage de preuves ? Je peux en trouver.

– Non… ce n’est pas cela.

Paimaleth était embarrassé. Il finit par s’emparer d’un verre et le remplir. Comment expliquer à Blondin que la Galaxie tournait plus vite que d’habitude, depuis quelque temps ?

Blondin avait fait parvenir à la rédaction du Vox Veritas un article virulent, où il attaquait vertement l’ancienne porte-parole du Consilium, Alvinia de Messalina ; il avait pris l’habitude de la traiter comme une déserteuse depuis qu’elle avait quitté les Black Birds. Cette fois, il lui reprochait en outre d’avoir encouragé ses sauveteurs humanitaires, les Medicorp, à employer des moyens peu honorables pour prendre pied dans le système Kalak.

Paimaleth lui posa la main sur le bras et se pencha pour lui parler.

– On ne va pas publier ton papier, Albert.

Le rédacteur-en-chef vit son journaliste soulever un sourcil interrogateur. Paimaleth se demandait comment il lui expliquerait cette décision. Il se carra sur son siège et but une gorgée d’UAlcool.

Il regarda longuement Blondin. La barbe poivre et sel, un soupçon de folie dans ses yeux brillants: le journaliste n’avait pas changé. Il vivait dans un monde simple, où le bien et le mal étaient nettement tranchés. Il y avait les bons, c’est-à-dire les pilotes du Consilium ; et il y avait les méchants: avant tout les “monstres xénomorphes”, mais aussi les humains trop timorés pour mener une lutte à outrance contre les aliens. Et Blondin mettait la Wing Atlantis dans la seconde catégorie.

Paimaleth enviait parfois cette bienheureuse naïveté. Blondin avait toujours superbement ignoré les doutes sérieux portant sur l’intégrité d’Aegis. Il avait toujours défendu la mémoire de l’INRA. Et il n’acceptait pas le dégel récent des relations diplomatiques entre Alvinia de Messalina et Alexandra Gidh.

Les frontières du bien et du mal étaient en train de se déplacer à toute vitesse, et Blondin ne le comprenait pas. Il ne voulait pas voir que les aliens étaient peut-être moins menaçants que les pseudo-savants d’Aegis. Il ne comprenait pas non plus que la Wing Atlantis cessait d’apparaître aux yeux des Black Birds comme un repaire de déserteurs, et qu’elle pouvait à l’occasion devenir un partenaire convenable.

– Patron, vous me censurez? Il faut pourtant que l’opinion sache la vérité sur Kalak. Le Vox ne va se mettre à couvrir la Messalina, quand même ? Au moment où elle révèle son vrai visage de meurtrière ?

– Ce n’est pas avec Messalina qu’on a un problème, Albert. C’est avec toi.

– Vous ne me faites plus confiance, patron ?

Paimaleth tendit à son reporter le bout de papier qu’il avait apporté.

– Un ami vient de me communiquer ce message.

Blondin pâlit en lisant le texte. Il se servit une nouvelle rasade d’UAlcool, qu’il but en silence. Puis il froissa la feuille et la déchira et minuscules fragments.

– Les menaces de mort ne me font pas peur.

– N’importe. Tu es allé trop loin, cette fois. Albert, je ne te demande pas d’aller te terrer comme un rat avec pour seule compagnons tes litrons d’UAlcool. Je te demande de faire ton métier: chercher la vérité.

– La vérité, patron, c’est que des fourmis géantes alien sont en train de s’emparer de la galaxie, et que les humains sont là à tergiverser au lieu de les renvoyer dans le vide d’où ils n’auraient jamais dû sortir. Les Gardiens, avant nous, ont bien réussi à les repousser!

– Tu vois un peu où ça les a menés, Albert… Le monde est plus complexe que tu ne le penses. Je compte sur toi. Oublie tes préjugés, mène une vraie enquête, pour une fois. Et puis, en parlant de vérité… Nos ventes ne sont plus ce qu’elles étaient. Quelques bons scoops retentissants à faire paraître au cours de l’été nous feraient le plus grand bien.

 

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