Becquerel Colony, système Shangdi, 6 juillet 3304

 

Le Dr Mary Curry avait reçu le journaliste dans un petit bureau adjacent au laboratoire du L.A.R.A., sur Beckerell Colony. Le décor était fonctionnel: deux chaises; une table de formica, sur laquelle était posé un écran hologrammatique; et au mur, pour toute décoration, un tableau de Mendeleïev désuet, en papier, attaché par des punaises et écorné sur les coins. Un minuscule hublot donnant sur un pad de la station constituait la seule ouverture de cette pièce vouée au travail intellectuel.

— Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les Thargoïds avaient pu survivre, quasiment sans évoluer, pendant des millions d’années, M. Blondin? Pendant tout ce temps… les Gardiens ont disparu, ne laissant derrière eux que des ruines et de la poussière; les humains, créatures simiesques, ont péniblement appris à se tenir sur leurs deux jambes… et depuis la nuit des temps, les Thargoïds sont restés toujours les mêmes, identiques à eux-mêmes, dans leur apparence, et surtout dans leur comportement agressif inexplicable… Et savez-vous pourquoi?

— Non, maugréa Blondin, mais je suppose que vous allez me le dire.

Les relations de la jeune savante avec les Black Birds n’avaient pas toujours été au beau fixe: elle avait dû s’enfuir autrefois de Shangdi, au temps où elle  s’était rebellée contre son directeur de recherches, le Dr Steinmann, qui s’adonnait à de monstrueuses expériences sous prétexte de science. Mais depuis la chute de l’ancien Consilium et l’avènement de la nouvelle porte-parole Alexandra Gidh, Mary Curry avait repris sa collaboration et revenait souvent prêter main-forte à ses anciens collègues.

Et lorsqu’elle était de passage au Laboratoire de Recherche et d’Analyse Alien, Blondin ne manquait jamais l’occasion de l’interviewer. La jeune chercheuse avait toujours en tête quelque hypothèse susceptible de fournir la matière à un article retentissant pour le Vox Veritas.

— Cette belle permanence est liée en fait à leur mode de reproduction, continua Mary. Les Thargoïds sont des femelles, et se reproduisent donc nécessairement par parthénogénèse, ce qui garantit la pérennité de leur matériel génétique. Ils peuvent traverser les millions d’années en gardant intacts leur ADN et tous leurs chromosomes. Mais vous voyez, M. Blondin, cet avantage génétique risque un jour de les mener à leur perte: si leur environnement se transforme rapidement, ils auront beaucoup de mal à s’y adapter et risquent tout simplement de disparaître.

— On dirait que ça vous inquiète, Dr Curry. Vous les aimez donc tant que ça, ces abominations venues d’ailleurs?

Mary Curry soupira. La jeune xénobiologiste curieuse d’étudier la vie extra-terrestre, n’avait décidément pas grand-chose en commun avec ce vieil ivrogne xénophobe d’Albert Blondin. Mais une relation d’intérêt les liait depuis longtemps: la scientifique avait besoin d’un peu de publicité pour attirer les financements nécessaires à la poursuite de ses travaux; et le journaliste, de son côté, chassait les scoops. Pour le reste, entre eux, l’incompréhension
était totale.

— M. Blondin, vous vous méprenez sur mon compte, répondit la jeune femme sur un ton plus sec qu’elle n’aurait voulu. Je sais que les Thargoïds sont dangereux.

— Allons donc! vous avez fait peindre un décal “Xeno Ally” sur la coque de votre appareil! Ne le niez pas, je l’ai vu en atterrissant tout à l’heure.

— C’est surtout qu’il y a dans le monde des créatures sans doute plus dangereuses que les Cyclopes et les Médusas, M. Blondin… Le monde n’est pas blanc ou noir, vous  savez.

— Vous êtes en tout cas la seconde personne à me le dire, ces jours-ci.

— Avez-vous pensé que l’invasion Thargoïd, dont je ne nie pas le danger, pourrait être une occasion pour certains humains de prendre le pouvoir dans la galaxie, à la faveur de la panique engendrée par la guerre?

— Une théorie du complot? Allons donc, une scientifique sérieuse comme vous ne peut pas donner dans des thèses conspirationnistes imaginées pour effrayer le bon peuple naïf!

— J’ai été témoin de bien des événements étranges, M. Blondin… Il se trame des choses dans la Galaxie… Comme si des araignées tissaient patiemment leur toile… Savez-vous que, dans la nébuleuse Californie, les gens de l’Alliance élèvent des champignons connus pour être capables de contrôler des insectes? J’ai travaillé sur leur base l’an dernier, afin de mener mon enquête, et j’ai eu toutes les peines ensuite à m’en évader. Je suis persuadée que ces champignons zombificateurs sont destinés à “apprivoiser” les Thargoïds. Il est même fort possible que les créatures que vous vilipendez à longueur de temps dans le Vox Veritas soient en fait déjà manipulées par des humains tout ce qu’il y a de plus ordinaires. Et qu’Aegis, qui nous donne des armes pour nous jeter bien inutilement contre ces extra-terrestres en fait parfaitement maîtrisés, joue un jeu bien trouble. Non, M. Blondin, je le répète: le monde n’est pas noir ou blanc. Ce serait trop simple.

Voilà que Curry se mettait à lui tenir les mêmes discours que Paimaleth, maintenant… Blondin, malgré lui, malgré ses certitudes, se sentait ébranlé.

— Encore une chose, M. Blondin, ajouta le Dr Curry après un temps. Je ne vais pas vous mentir, je ne vous apprécie pas beaucoup. Mais je me sens obligée de vous prévenir. Du côté de la Wing Atlantis, vous suscitez une exaspération qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Vous devriez faire attention. Prenez le large, faites un tour dans la galaxie. Faites-vous oublier pendant quelque temps. Et profitez-en pour essayer de vous faire une idée par vous-même… sans préjugé. Et sans oublier non plus que vous avez à vos trousses des pilotes prêts à tout.

Blondin se passa la main sur la barbe. Un assez long silence se fit dans le petit bureau, où l’on n’entendait plus que le bruit régulier des machines qui vrombissaient au coeur de la station. Se pouvait-il que, pendant si longtemps, il avait à ce point fait fausse route? Certes, il n’avait pas peur des assassins de la Horde. Mais il se souvenait qu’il était d’abord un journaliste. Que sa devise, au temps de sa jeunesse, avant qu’il se mette à boire, avait été Vertitas filia temporis. Oui, il devait chercher à en savoir davantage. Quels que soit l’énergie et le temps que cette tâche lui prendrait.

— Et où diable me conseillez-vous de me rendre, Mme Curry, pour mettre fin une fois pour toutes à ces sornettes?

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