Alvares City, dans le système Parenni, 27 janvier 3305

 

Isba Passacaille était arrivée assez précipitamment à Munfayl, après que son imprudence lui avait coûté la faveur de la cour impériale. Tombée en disgrâce ! Elle savait bien que c’était le lot de tous ceux qui mendient les faveurs du pouvoir. Mais déchoir si vite, et à cause d’un faux-pas si ridicule… Elle s’en mordait les doigts.

Sa carrière avait pourtant plutôt bien commencé. Le teint mat, les cheveux frisés, jolie, maligne… elle avait su jouer de tous ses atouts. Les dents longues, et les yeux pas trop froids, elle s’était rapidement fait accepter dans les cercles les plus huppés de Capitole. Elle raffolait de cette existence mondaine que lui offrait son métier de reporter. Elle aimait la vie facile, l’élégance, les cocktails, les petits potins perfides dans les couloirs du Sénat… Elle était attirée par tout ce qui brille. Elle avait croisé cette mijaurée d’Aisling Duval, et avait même serré la main de Denton Patreus, l’homme le plus puissant de l’Empire… Et puis, il y avait eu cet interview avec la sénatrice Torval. Ce devait être la première étape décisive pour la jeune journaliste… le début d’une brillante trajectoire politico-médiatique… Et elle avait tout gâché. Stupidement.

– N’y pensons plus. C’est fini pour moi, se disait-elle à mi-voix, dans ce bar crasseux de Parenni où son rédacteur en chef lui avait donné ce rendez-vous clandestin.

Arthur Regulus était en retard. Elle finit son verre en ressassant avec mélancolie les étapes de sa déchéance.

Après l’affaire Torval, Isba avait été renvoyée sans préavis de la branche locale du Galnet. Grillée, sans perspective, surveillée de près, elle s’était finalement résolue à  l’exil. Après avoir réalisé ses maigres avoirs, elle avait sauté dans un Sidewinder orange criard, et elle avait mis les voiles.

Après ce départ en catimini, elle avait erré quelque temps, sautant de soleil en soleil à la recherche d’une opportunité quelconque. Elle tomba finalement sur une annonce pour un poste au Vox Veritas, le canard d’une faction indépendante basée à Munfayl. Le Black Birds Consilium étendait son autorité sur vingt-cinq systèmes ; il était situé au coeur de la galaxie, idéalement placé entre l’Empire et la Fédération… Evidemment, il ne fallait pas s’attendre à y retrouver l’exquise galanterie française qui avait subsisté, après toutes ces générations, dans l’Empire Duval. Le régime de Munfayl était plus fruste, c’est le moins qu’on puisse dire. Il était contrôlé par une bande de mercenaires qui passaient plus de temps dans leur bar, le Perséphone, qu’à bord de leur vaisseau. Le genre de pilotes à vanter les performances de leur manche à balai et la portée de leurs tirs, en ponctuant d’un rire gras leurs éructations. Mais il est vrai que dans le ciel au moins, ces fanfarons faisaient des merveilles : leur supériorité aérienne assurait une sécurité sans faille dans les systèmes qu’ils contrôlaient. Ils avaient porté à leur tête une capitaine d’industrie qui donnait à leur dictature un semblant de respectabilité et une caution morale. Bref, ils étaient plutôt cool, mais enfin pas très futés.

*

L’heure avançait. Isba s’impatientait. Elle avait déjà repoussé trois pilotes à l’haleine empestée qui lui avaient proposé de lui tenir compagnie. Elle regardait le fond de son verre avec mélancolie. Il était vide. Elle hésitait à en commander un autre. Elle s’était jurée d’être sobre, depuis sa mésaventure avec Torval. Elle haussa les épaules, et fit signe à l’androïde de service.

– Garçon, remettez-moi le même.

– Impossible, Madame, répondit le robot, d’une voix légèrement électrique.

– La même chose, alors, soupira la journaliste en regrettant qu’une loi ait interdit les intelligences artificielles dignes de ce nom.

– Tout de suite, Madame.

Arthur Régulus n’arrivait toujours pas. Isba n’aimait pas cet homme. Il était brusque et autoritaire. Ses manières de soudard sentaient les casernes de la Fédération où il avait passé le plus clair de son existence. Un ancien responsable du renseignement devenu reporter de guerre… L’instinct de journaliste d’Isba trouvait cette reconversion suspecte. D’habitude, les Fédéraux ne laissaient pas leurs espions les abandonner. Les déserteurs, on leur collait un contrat au cul et on s’en débarrassait pour de bon. Pourquoi avaient-ils autorisé Regulus à les quitter ? La reporter se demandait aussi pourquoi son rédacteur-en-chef avait aussi facilement accepté sa candidature, lors de l’entretien d’embauche qu’il lui avait accordé sur Samson, dans les locaux du Vox.

Plus elle y pensait, plus elle était sûre que son chef était un barbouze, et elle se demandait ce qu’il lui voulait. Pourquoi lui avait-il donné rendez-vous, ce soir, à quatre-vingts années-lumière de Munfayl, dans ce système industriel paumé? Elle avait eu bien du mal à franchir cette misérable distance, avec son Sidi poussif qui peinait déjà à rejoindre Crevit. Elle espérait au moins que cette rencontre lui en apprendrait davantage… Qui sait ? C’était peut-être pour elle une occasion de se relancer…

– Bah, que pourrait-il bien m’arriver ? J’ai tout à y gagner, et pas grand’chose à perdre.

*

Regulus finit par entrer. Isba le vit se diriger vers la table où elle était installée ; il prit place sans y mettre de façons. Elle ressentait pour cet individu une aversion instinctive, une irrépressible antipathie physique. Il représentait tout ce qu’elle détestait : la vulgarité, l’arrogance et la misogynie.

– Vous êtes contente de votre sort, Isba?

La question déstabilisa la jeune journaliste pendant quelques secondes. Elle se rappelait un interview que lui avait donné récemment le consul de Venegana. Un abruti doublé d’un malotru, celui-là. Ça avait été l’un des pires moments de sa carrière.
– Mais oui, je suis ravie. Mon travail est passionnant, mes collaborateurs agréables…
– C’est ça, fous-toi de ma gueule, Passacaille. Depuis que tu es arrivée, je t’ai laissée moisir à la rubrique des accidents de pads d’atterrissage. Je voulais te jauger. Et maintenant, il est temps de passer à la vitesse supérieure. J’imagine que tu n’as pas l’intention​ de continuer à te taper des piges insipides pour 2000 crédits par mois plus les frais  ?

– Vous me proposez une évolution de carrière ? Déjà ?

– On peut dire ça comme ça. Tu sais pourquoi je t’ai recrutée ? Parce que j’ai tout de suite senti que tu avais des couilles. Du potentiel, si tu préfères. Est-ce que tu es prête à faire ce que j’attends de toi ? T’inquiète pas, c’est dans tes cordes, et je ne vais pas te demander de coucher avec le Borgne. En revanche je veux le silence et l’obéissance absolus. Perinde ac cadaver. Alors ? Tu n’auras pas à le regretter. En termes… comment dis-tu ? d’évolution de carrière…
Isba était une fille de l’Empire, et n’avait rien perdu de son latin : Perinde ac cadaver… Regulus exigeait l’obéissance parfaite, comme celle d’un cadavre. Les engrenages de son cerveau tournaient très vite. Elle décida de garder son sang-froid et de miser sur son sourire enjôleur. Elle ne devait surtout pas montrer à son rédac-chef qu’elle était aux abois, prête à tout pour sortir du ruisseau. Elle s’avança vers la table.

– Je ne vais pas nier que vous excitez en moi une certaine curiosité, Arthur. Mais je ne suis quand même pas née de la dernière pluie, ni réduite à accepter n’importe quoi. Que me proposez-vous exactement en échange de cette soumission, à supposer que je vous l’accorde ? Je ne suis pas une femme facile à contenter, vous savez. J’ai été habituée à un certain train de vie… et même à un certain luxe… Vous avez les moyens de me les payer, ces mystérieux services que vous me réclamez ?

Regulus fit passer sous la table une petite boîte qu’Isba saisit prestement, et entrouvrit avec discrétion. Malgré ses efforts, elle ne réussit pas à conserver totalement son masque d’ironie et d’indifférence.  Ses yeux brillaient autant que le contenu du coffret : il contenait des opales… une dizaine de pierres précieuses, arrachées au vide spatial… d’inestimables débris d’astéroïdes, que les mineurs extrayaient au péril de leur vie à coups de charges sismiques… Depuis quelques semaines, une spéculation avait fait grimper leur valeur jusqu’à des prix exorbitants. Chacun des bijoux qu’elle avait sous les yeux était impeccablement taillé… Ils étaient vraiment splendides… Opales de feu, jaunes et transparentes ; opales noires aux reflets sombres ; opales multicolores, irisées, chatoyantes… La journaliste empocha la boîte, en songeant qu’elle ne tarderait pas à troquer son Sidewinder essoufflé contre un Cobra rutilant. Avec toutes les options.

Perinde ac cadaver, fit-elle en levant son verre, et en souriant d’un air effronté.

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