L’homme et la femme cheminaient dans le jardin parfaitement entretenu. Le sentier serpentait autour d’un plan d’eau dont la surface était troublée par un frémissement irrégulier. Nul souffle de vent, pourtant, ne venait agiter les branches des cèdres et des cyprès. L’herbe bien tondue était semée de fleurs jaunes, et de massifs de mauves qui ressemblaient à des héliotropes. Des oiseaux chantaient dans les arbres. Un endroit qui ressemblait à l’Italie.
Un passant eût trouvé ce couple mal assorti. L’homme avait la quarantaine bien sonnée. Son visage était émacié, taillé à la serpe, marqué par l’expérience. La vie n’avait pas dû être tendre avec lui. Sa compagne, en revanche, était longue, pâle, encore jeune, élégante. Sa démarche manifestait cette maîtrise exquise que seule donne une éducation raffinée reçue dès l’enfance. Une grande dame assurément. Flanquée d’un pauvre type. Le badaud de passage, dans ce cadre enchanteur et romantique, eût pensé que l’amour a ses mystères, et que le coeur a ses raisons.
Mais ce promeneur se serait bien trompé dans ses suppositions. Et d’ailleurs, le parc était désert.
Alexandra Gidh et Luc Delavallée ne contaient pas fleurette, ce jour-là, dans les espaces verts ménagés au coeur d’O’Neil Station. Au demeurant, le talent du paysagiste ne suffisait pas à faire oublier les avertissements permanents des haut-parleurs, ni les vibrations incessantes des zincs dont les manoeuvres faisaient frémir l’eau des bassins.
Les parcs d’O’Neil, au coeur du spatioport, et au pied du bâtiment GIG, étaient devenus le lieu de rendez-vous habituel de la porte-parole et de son chef de la sécurité. Alex ne se rendait plus qu’exceptionnellement à Munfayl. Les jours de conseil, les rendez-vous avec le Dictateur, quelques interviews pour les médias. C’était à peu près tout. Le reste du temps, elle le passait à Crevit, le système où elle avait vu le jour. Elle avait investi le bâtiment GIG sur la station principale. Elle aurait pu préférer la somptueuse résidence qu’elle possédait sur Dalraida, la planète voisine, dont la terraformation avait été plutôt une réussite. La mer aux eaux vertes offrait là bas des vues à couper le souffle. Mais Alexandra répugnait à descendre sur sa terre natale. Luc s’était toujours demandé si cette aversion n’était pas liée à sa vieille rivalité avec Alvinia de Messalina, qui l’avait précédée au poste de porte-parole, et qui était comme elle originaire de Crevit.
– Crevit… un drôle de nom pour un système, Luc, tu ne trouves pas ?
Luc ne s’était jamais beaucoup intéressé à la toponymie. Il se contenta de lever les sourcils.
– Crevit… c’est du latin. Ca veut dire, il décida. Ou elle décida. Les habitants de ce pays doivent être prédestinés à devenir des chefs, n’est-ce pas?
Luc ne répondit pas. Il ne prit pas même le temps de sourire.
– Alex, je voulais te parler, parce ce que je me fais du souci.
– Luc ! quel complot, quelle horrible machination as-tu encore découverts ?
– Je ne plaisante pas. Je n’ai pas de preuves… Juste… un pressentiment. Je sens quelque chose dans l’air.
Alex affecta de prendre une grande respiration.
– A part le parfum des fleurs mêlé aux arômes d’hydrogène brûlé, je ne sens rien.
– Ta politique fait des mécontents. La conquête d’Adad, d’abord. Voici longtemps que ton empire n’était pas tombé sur une résistance aussi sérieuse qu’inattendue. Nous ne sommes pas à l’abri d’un retour de flammes des chevaliers teutons. Tu te rappelles, l’an dernier, le coup d’éclat du dernier quarteron, à Nyx ? Au delà des Allemands, c’est toute la Fédération voisine qui commence à nous trouver gourmands. Et ils ont encore des soutiens chez nous… des pilotes plus ou moins partis, plus ou moins encore avec nous… C’est dangereux.
– Seule la crainte tiendra tous ces morveux en respect. Et la peur, il vaut mieux l’inspirer que la subir.
– Voilà que tu commences à parler comme tes prédécesseurs. C’est à moi que tu finirais par faire peur… Mais je ne plaisante pas. A l’intérieur aussi, Alex, tu as des ennemis… des anciens de Sigma mal repentis, des partisans du premier Consilium… d’autres peut-être… plus dangereux encore… je suis inquiet.
– Luc, ta sollicitude me touche, mais je ne te paie pas pour nourrir des angoisses de vieille dame frileuse. Ce petit bol d’air en ta compagnie est fort agréable, mais si tu n’as rien de plus concret à me mettre sous la dent, nous pouvons lever la séance. Des faits, Luc, ton job est de m’apporter des faits!
– Eh bien, j’en ai, du concret, justement. Steinmann.
– Ce monstre ? Eh bien quoi ? Il est hors d’état de nuire. Il croupit toujours à Gaultier de Varennes, en isolement.
– Je ne sais pas…
– Tu ne sais pas quoi ?
– L’isolement. Il reçoit des visites. Je n’arrive pas à en savoir plus. Le visiteur cache soigneusement ses traces. Il doit être haut placé dans la hiérarchie.
– Un traître ? Au sein du Consilium ?
– Oh, arrête, Alex, ces airs de vierge effarouchée ne te vont pas du tout. Ce n’est pas comme si c’était la première fois que l’un des nôtres se faisait retourner. Oui, il y a une taupe, j’en suis certain. Des vaisseaux inconnus atterrissent et décollent régulièrement à Gaultier… Je n’en sais pas plus. Les registres sont effacés, les plans de vols disparaissent… Les hommes sur place ont dû être soudoyés… Je pourrais les faire parler, bien sûr, mais je ne veux pas éveiller les soupçons. Il faut songer à prendre des mesures.
– Il faudrait surtout songer à ouvrir son procès. Steinmann est en détention provisoire depuis longtemps. Nous avons beau être une dictature, c’est la soif de justice qui nous a portés au pouvoir.
Alexandra se tut. Son regard se perdit sur l’eau immobile. Puis elle tourna les yeux vers Luc.
Crevit.
Elle avait prit sa décision.