Samson, quartiers de Haute Sécurité, 26 novembre 3305.
Rapture I tapotait du bout des doigts la table en métal de la salle d’interrogation. Un miroir sans tain donnait sur la salle de contrôle adjacente. Le prisonnier savait qu’on l’épiait. Un garde armé, en exoarmure, se tenait près de la porte. Sans doute un soldat d’élite de la Phalange noire. Les Black Birds avaient décidé de sortir le grand jeu, mais Rapture I n’avait pas l’air troublé par cette démonstration de force. Au bout d’un temps qui lui parut infini, la porte s’ouvrit. Rapture I reconnut celui qu’on appelait maintenant le Dictateur, et qui présidait aux destinées du Nouveau Consilium. Une moue de mépris prit forme sur sa bouche, lorsqu’il vit son ancien subordonné arborer les insignes du commandement suprême. Le Fondateur regarda son successeur s’emparer de la chaise qui lui faisait face et s’asseoir à califourchon, les mains posées sur le dossier, gardant le silence.
– Ca fait deux jours que je suis enfermé ici… Vous comptez me retenir encore longtemps dans votre trou à rats?
– Ca dépend de toi… Qui aurait dit qu’un jour, tu te retrouverais ici en face de moi, de l’autre côté de la table… La vie a de ses surprises, hein, Fondateur? Quand je pense que c’est toi qui m’as appris à bien poser les questions… On t’a donné à bouffer, au moins?
– Tu rigoles ? Tes hommes connaissent leur métier. J’ai la dalle. Ca fait partie du protocole.
Rapture XXV se tourna vers le garde.
– File lui chercher une ration. Et ramène deux bières.
Le soldat de faction sursauta.
– Mais… je ne peux pas…
– Fais ce que je te dis. J’en prends toute la responsabilité.
La sentinelle se mit au garde-à-vous, salua, ouvrit la porte, et laissa les deux Dictateurs seuls dans la salle d’interrogation.
– Il faut qu’on parle en tête-à-tête, Rapture I.
– Comme au bon vieux temps ? sourit le Fondateur.
– Comme en décembre 3301… Quand tu m’as recruté.
– Putain, quatre ans… Les astres ont eu le temps de tourner sur eux-mêmes, depuis ce temps…
– Il faut que tu nous expliques. Elle a foutu quoi, ta boss, samedi ? Elle avait toujours été un peu timbrée, mais là, se jeter dans la gueule du loup, c’était du suicide… Elle sortait d’où, d’abord?
– C’est une longue histoire.
– On a tout notre temps.
– Tu en connais une bonne partie. Alvinia et moi avions été recrutés par le premier Consilium. C’étaient des gros bonnets dont nous servions les intérêts. Ils voulaient sauver leur cul et leur fortune, quand ils ont su que les Thargos allaient revenir…. C’est à ce moment-là qu’ils m’ont demandé de créer le Squadron. Les Black Birds étaient à leur service. Monter des coups, protéger leurs petites combines pas claires… Munfayl n’était d’abord qu’une base d’opération. Mais le bizness s’est vite mis à sentir le roussi. On a été rapidement dépassé. D’abord, il y a eu la mort du vieux Gidh, président d’une société de génie génétique à Crevit. C’était le tonton d’Alexandra, votre porte-parole actuelle. Il s’est fait buter au début de l’année 3302, ce salopard.
– Le Vox en a parlé, à l’époque.
– Oui, mais le journal n’a pas dit que tonton Gidh, membre éminent du premier Consilium, s’était fait dessouder par ses propres amis au moment où il allait se faire entôler. Il tripotait des gosses avec des machins pas nets qu’il faisait pousser dans des éprouvettes. Le Consilium le couvrait mais… jusqu’à un certain point. Avant que le pot-au-rose soit découvert, ils l’ont fait supprimer.
– C’étaient vraiment des enflures.
– C’est sûr. Mais ils n’ont pas abandonné leurs petits projets pour autant.
– K.-T. Steinmann…
– Steinmann, oui, qui dirigeait le centre de recherches anti-alien. Sous prétexte de travailler au salut de l’humanité, il a continué à pratiquer les manipulations génétiques après la mort du vieux Gidh. Et là encore, il avait besoin de chair fraîche. Les enfants sont parfaits, réceptifs aux traitements…
– Et vous acceptiez çà, Alvinia et toi ?
– Nous n’étions pas au courant des… des détails. Le Consilium ne nous disait pas tout. Et on était lancé dans des opérations de conquête qui nous prenaient notre temps et notre énergie. On se marrait bien, tu te rappelles ?
La sentinelle revint. Elle déposa le plateau et les deux bières. Rapture XXV les servit.
– Ca a été nos meilleurs moments…, murmura-t-il à mi-voix en remplissant les verres
– On ne se prenait pas la tête, à l’époque. Puis un an plus tard, au printemps 3302, il y a eu l’enlèvement.
– Oui, bien sûr… Alvinia prisonnière… La Phalange noire… GD 1192 Bureau…
– Le Bureau, peut-être… On n’a jamais su. Ce qui est certain, c’est qu’Alvinia n’a jamais plus été la même après les tortures qu’elle a subis, son empoisonnement, la perte de ses yeux… Et il y a eu ce rapport…
– Le “rapport Atlante”, comme on l’a appelé par la suite. En fait, c’était à l’origine un rapport secret remis au L.A.R.A., et que Steinmann vous avait dissimulé.
– Un rapport sur les Thargoïds… Il alertait le L.A.R.A. Il expliquait que les aliens n’étaient peut-être pas belliqueux. Que peut-être même, les spécimens qu’on croisait dans les Pléiades étaient manipulés par les humains, à coups de champignons zombificateurs… Mais qui pouvait faire une chose pareille? Il fallait en savoir plus, et ce n’est pas le Consilium qui allait nous aider.
– Alors vous êtes partis.
– Nous sommes partis… nous avons fondé la Wing Atlantis et sa Horde nomade, à la recherche de secrets essentiels pour le salut la galaxie. Nous avons même croisé Salomé à cette époque. Sans empêcher qu’elle se fasse descendre.
– Sigma, c’était toi?
– Mais non, et tu le sais bien. Sigma, le consulat, le premier Consilium… Ce n’était pas nous. Alvinia et moi, nous nous sommes tirés avant qu’il soit trop tard. Nous les avons quittés avant vous, ces enfoirés. Vous n’aviez pas compris, à l’époque. Et au fond, vous ne comprendrez pas davantage maintenant.
– Détrompe toi, on a pas tardé à se rendre compte… Et on s’est vite débarrassé d’eux. Les pauvres mioches de Shangdi… J’en ai encore froid dans le dos. Mais c’est de la vieille histoire. Et elle cherchait quoi, la Messalina, avant de devenir timbrée ?
– Un rêve… elle avait un rêve. Il était né à Crevit, et ne l’avait jamais lâché. Elle l’a poursuivi partout… Ici d’abord, puis dans la Horde… jusqu’à Formidine Rift… Puis son mal s’est aggravé. Elle s’est retirée. D’abord dans cette station des Pléiades appelée Sisters’ Refuge… puis dans cet outpost où elle s’était planquée avant de revenir à O’Neil…
– Un rêve ? A Crevit ? De quoi veux-tu rêver à O’Neill ? Qui a-t-elle rencontré, là bas, avant de venir mourir chez nous ?
– D’après le torchon qui te sert de journal, elle a rencontré Steinmann.
– La Messalina, elle est sortie de sa tanière quand elle a su que cette espèce de docteur Mengele s’était fait la malle, c’est ça ? Steinmann, c’est le champion des manipulations génétiques. Et Crevit, c’était le siège de la G.I.G., du vieux Gidh… T’as l’air surpris, Fondateur. Je n’ai fait qu’additionner 1+1.
– Ne conclus pas trop vite.
– Je ne conclus rien. Messalina était malade à crever, peut-être bien bouffée par ses bidouillages génétiques, et elle espérait que son vieil ami Steinmann lui file un petit remontant de derrière les fagots… Le genre de médoc qu’on ne trouve pas dans les entrepôts de Kalak… Il lui a refilé un truc?
– Honnêtement, j’en sais rien.
– T’étais bien son second pourtant ? Son “Régisseur” ?… Et le projet Déméter ? Cette planète qu’elle voulait trouver… Elle cherchait à se barrer ? C’était son projet Dynasty à elle ?
– Tu n’y es pas, Dictateur. Ce que tu peux te gourer sur Alvinia… C’est dingue… Tu l’as bien connue, pourtant.
– Ouais, enfin, c’était avant qu’elle devienne complètement tarée. D’ailleurs, le poison qui lui a brûlé les neurones, c’était quoi ? Un truc qu’on lui a injecté en prison sur GD 1192 ? Ou le résultat d’une de ses expériences à la Dr Frankenstein?
– Une expérience ? Nom de Dieu, ce poison lui a ruiné l’existence !
– Tu vas me dire qu’elle était rangée des vaisseaux ? Revenons sur cette histoire, d’outpost,elle y faisait quoi la folledingue dans le plus grand secret ?
– Elle… elle essayait de se soigner.
– Tu nous caches trop de choses, Rapture.
– Non. Et je vais même te révéler le grand secret d’Alvinia… Notre secret…
– Eh bien ?
Rapture I saisit son verre et absorba une grande rasade de bière qui le fit grimacer. Il reprit.
– Nous avons eu une fille. Elle s’appelle Kaminska. Et elle sera là pour les funérailles, à Crevit. Car c’est là-bas que j’ai l’intention de rendre les derniers honneurs à sa mère. Au-dessus de Dalraida, la planète aux tempêtes. Là où Alvinia a vu le jour. Là où tout a commencé. Là où tout commence pour nous tous ici, et là où tout doit finir, un jour ou l’autre.