Luc Delavallée est né à Shangdi, en l’an standard 3261.

Son père était flic, il s’appelait Joachim et travaillait pour le United Shangdi Value Party. Il gagnait sa vie en patrouillant dans le système à bord de son Vulture bleu et blanc, scannant et arraisonnant les vaisseaux suspects de piraterie ou de contrebande. Quant à sa mère, Luc ne l’avait jamais connue, et son père n’avait jamais voulu lui en parler. Tout ce qu’il savait, c’est que ses ancêtres venaient de « Québec », un coin perdu de terre glacée sur une planète lointaine, dont il fallait paraît-il respecter les « traditions ».

Luc vivait seul avec son père, dans un petit appartement tout en métal, sur l’outpost Becquerel Colony. Un unique hublot donnait sur une plate-forme de décollage, où quelques appareils transitaient de temps en temps.

Le gamin ne rigolait pas tous les jours. Son paternel ne roulait pas sur l’or, et il était plutôt du genre main de fer dans un gant d’acier. Mais en réalité, à sa manière un peu fruste, l’agent de sécurité était attaché à son fiston. D’autant qu’il s’était rapidement aperçu de ses talents de pilote. Il le laissait parfois l’accompagner, voire prendre les commandes de son chasseur. Le petit avait le pilotage dans le sang, et ça, son père l’avait senti tout de suite.

Un jour, alors que Luc était encore ado, Joachim désigna à son rejeton un Eagle MK II docké sur le pad 3 de Beckerell Colony. « Il te plaît ? Il est à toi ». Joachim s’était saigné aux quatre veines pour offrir ce vaisseau à son fils. L’appareil était stock, poussif, fragile, acheté au rabais chez un trafiquant chinois de 40 Ceti. Mais putain, quand même, trente huit mille crédits, ça représentait un sacré paquet de fric pour un agent de sécurité au bas de l’échelle. Combien d’heures passées à barauder dans l’espace profond, et à risquer sa peau face à des pirates surarmés ? Mais ça en avait valu la peine : le gamin avait vraiment un don. Un truc spécial.

Souvent, après le service, son père l’emmenait chasser le pirate près de la balise de navigation. Histoire de lui enseigner les bases, plus quelques astuces de vieux brisquard. Ils formaient une sacrée paire tous les deux. Le petit ne risquait pas grand’chose en compagnie du Vulture de son vieux, que Joachim empruntait discrètement à la Compagnie.

L’escadrille se rendit rapidement célèbre. Au point que les supérieurs de Joachim s’aperçurent qu’il utilisait son appareil de service pour son usage personnel. Ces salauds lui collèrent un blâme, et le renvoyèrent pour abus de biens sociaux. Sans un crédit d’indemnité, et bien content qu’ils ne lui flanquaient pas un procès au cul !

Joachim s’était résigné. Il n’était pas du genre hargneux. Il lui fallait trouver de l’oseille, pour finir de payer l’Eagle, et pour faire bouillir la marmite. Pour assurer la subsistance du petit, il était prêt à prendre n’importe quel boulot. Privé de vaisseau, il fut réduit à conduire ces camionnettes jaunes qui servaient au transit à l’intérieur de la station. Il nettoya même les pads à l’occasion. Il accepta aussi d’autres jobs encore moins nets.

Il s’en foutait. Seul le mioche comptait à ses yeux. Il changeait drôlement, le môme. Plus grand, plus beau, plus sûr de lui. Et l’as des as, dès qu’il prenait un manche entre les mains. Luc, d’ailleurs, commençait à s’impatienter, à se sentir à l’étroit, à se raidir contre la discipline de fer que son père continuait à lui imposer.

Le vieux comprit qu’il ne pourrait pas continuer à garder le gamin en laisse près de lui plus longtemps. Et il l’aimait assez pour ne pas vouloir qu’il moisisse à Shangdi.

Il l’envoya chez les Fédéraux. Le Congrès était un repaire de pourris, mais la flotte était bien tenue. Le petit apprendrait tout ce qu’il avait besoin de connaître.

Luc se présenta sur Mars High pour se faire enrôler. Les officiers se sont bien marrés, quand ils ont vu ce morveux poussé en graine. Ils se sont esclaffés encore plus quand ils ont découvert son zinc qui n’aurait même pas réussi à miner un astéroïde ! Ils cessèrent de rire quand ils le virent enchaîner les manœuvres FA off et buter quelques pirates dans les anneaux de Saturne. Ils décidèrent de lui accorder sa chance. Ils lui proposèrent d’abord quelques missions simples. Et quand il a pu s’offrir un Viper et l’équiper, ils l’ont admis à Académie.

On l’emmena rapidement sur des terrains d’opération risqués. Escortes, attaques au sol, interceptions : il excellait dans chaque domaine du pilotage, et faisait mouche à chaque fois. Toujours en armes fixes, avec une prédilection pour le plasma. Il désactivait un Python en trois minutes. On se demandait quel démon le possédait. Il montait les rangs les uns après les autres: cadet, second maître, il fut bientôt enseigne. On parlait de l’élever au grade de capitaine de corvette. Il était brillant, un tempérament de leader, et avait l’avenir devant lui. Il était la coqueluche de la Navy, et il plaisait aux filles. Tout particulièrement à la petite Saba Ali, sa wingmate.

C’était trop beau, tout ça. Ca ne pouvait pas durer.

Le môme, car c’en était encore un, s’est pris le chou. Trop sûr de lui. Trop confiant. Il voulut faire le malin.

Un jour, un de ses amis aux transmissions lui avait appris en confidence qu’une opération sensible était en train de se préparer : une escadrille devait se charger d’une exfiltration délicate sur Sirius. Un agent était retenu sur Lucifer, à Fiennes Base, et il fallait l’en faire sortir. Mais Luc n’était pas prévu dans le commando.

Ecarté d’une mission de cette importance ! Il était fou de rage. Les officiers l’humiliait.  Il fallait qu’il leur montre ce dont il était capable. Il n’eut pas trop de peine à persuader Saba de l’accompagner à Sirius, sans en parler à personne.

Saba, depuis son Gunship, devait désactiver les défenses et permettre à Luc de se faufiler en SRV jusqu’au lieu de détention. Mais rien ne se passa comme prévu. Le sémillant pilote n’était pas aussi à l’aise à même le sol qu’au milieu des étoiles. Il échoua à pénétrer dans la zone sécurisée de la base. Il n’eut que le temps de regagner son Viper. Il décolla de justesse au milieu des tirs de missile. Il contacta Saba… Rien. Personne. Que se passait-il? Où était passée sa partenaire ? Horrifié, il comprit enfin : la jeune femme s’était fait descendre par la DCA.

Luc s’était fait des amis à l’Académie : on lui épargna le peloton d’exécution; on minimisa sa désobéissance, on parla d’un accident. Mais il fut néanmoins chassé de la Fédération. Peu lui importait. Il était effondré, brisé. Il se rendait compte de l’orgueil démesuré qui l’avait conduit à prendre cette initiative insensée. Un sentiment de culpabilité immense le dévorait.

Il décida de partir très loin, dans les secteurs impériaux. Il trouva un emploi à bord d’un transport qui approvisionnait en tantale le système Prism. En 3297, il fut le témoin impuissant du massacre provoqué par le sénateur Loren. Il décida qu’il ne piloterait plus jamais. Encore plus désabusé, écoeuré, il finit par rentrer à Shangdi. Son père, qui avait trouvé une place de vigile chez Gig, parvint à le faire recruter dans la même société. Luc fut envoyé quelque temps sur une base perdue de Crevit 2B, Saunders Camp. Il était seul dans cette station automatique, où il était chargé d’un peu de maintenance. Il envoyait quelques rapports de temps à autre. Luc était devenu misanthrope, et cette vie d’ermite lui convenait, au fond. Il vécut sur ce planétoïde désolé sans voir âme qui vive, sans autre distraction que le ballet des drones qui soulevaient la poussière en arpentant les allées désertes. Il s’apprêtait à finir sa vie là bas, sur ce caillou rocheux, oublié de tous.

Mais c’est un autre sort qui lui fut bientôt réservé. A la faveur d’une inspection de routine, les responsables de Luc se rendirent compte de la valeur du jeune homme. On le rappela à Dalraida, au siège de la GIG, et on lui confia un poste d’agent de sécurité. Il accepta de rester en faction au pied de la tour de la compagnie. Personne n’eût deviné le fringant pilote d’autrefois sous les allures ternes et effacées du planton. Personne sauf Carl Gidh, le PDG de la société. Il enquêta sur Luc. Il décida que le jeune homme méritait une seconde chance. Il lui fit gravir rapidement les échelons, lui accorda sa confiance, et le prit comme chef de la sécurité.

La tragédie qui avait détruit intérieurement le jeune homme l’avait aussi mûri. L’attention que lui accordait Carl permit peu à peu à Luc de se reconstruire en partie.

Sa tâche n’était pas facile : Carl Gidh se souciait peu de sa propre sûreté. Il refusait tous les gorilles et gardes du corps que lui proposait Luc. Le tout-puissant patron tenait à ce que les moyens disponibles soient mobilisés pour protéger sa nièce. Alexandra, son héritière, était la prunelle de ses yeux. Il la croyait en danger, menacée. Luc n’en comprenait pas la raison, et trouvait que son chef constituait une cible potentielle plus probable que la jeune femme, mais il lui fallait obéir.

Faute d’avoir pu prendre toutes les précautions qui s’imposaient, Luc ne put déjouer l’attentat. Carl périt au pied de la tour Gig, sous le soleil doré de Crevit. Cet échec anéantit encore un peu plus le jeune homme.

Accablé, il fut tenté encore une fois de tout abandonner après ce nouveau drame. Il s’en sentait responsable. Mais quelque chose le retint. Un sentiment où se mêlait le devoir, l’amitié, davantage peut-être. Il sentait qu’il n’était pas indifférent à Alexandra, et de son côté, il n’était pas non plus insensible au charme autoritaire de sa patronne. Ils en étaient venus à se tutoyer. Elle était jeune, inexpérimentée. Elle avait besoin des conseils de Luc. Celui-ci, à travers ses aventures, avait accumulé pas mal d’expérience. Et maintenant qu’elle était devenue la porte-parole du nouveau consilium, il lui était indispensable. Il décida donc de rester.

Mais Luc rejetait désormais toute attache. Il se défiait de toute émotion. Il refusait encore plus d’être la proie de quelque sentiment. Il s’était mis dans la tête qu’il avait le mauvais œil, et qu’il portait malheur à tout ce qui l’entourait. Malgré tout, confusément, il sentait qu’il tenait peut-être là le moyen de raccommoder sa vie dévastée, de réparer peut-être un peu certaines de ses erreurs passées. Le souvenir de Saba, celui de Carl le hantaient toujours. Tout était tellement confus dans son esprit. Pouvait-il encore se racheter?

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