Crevit, O’Neil One, 16 décembre 3304

Le fer-de-lance du Premier Consul passa à travers le champ de confinement et pénétra à l’intérieur d’O’Neil One, l’une des plus splendides stations contrôlées par le Squadron. Des bâtiments futuristes, des parcs arborés, des oeuvres d’art voisinaient avec les pads de décollage, occupant le coeur de la base. Tout était propre et  lumineux, tout respirait le luxe et la distinction. Le port principal de Crevit était une magnifique vitrine pour le Consilium. Dalraida, la planète autour de laquelle orbitait O’Neill, se prévalait de plus d’avoir vu naître Alexandra Gidh. Crevit restait chère à la Porte Parole du Consilium. Elle aimait à s’y retirer lorsqu’elle voulait échapper au protocole et aux obligations auxquelles l’obligeait sa fonction. On disait aussi que sa vie privée dissimulait quelques secrets, et qu’en s’éloignant de la capitale, elle cherchait à esquiver la curiosité de ses conseillers et des journalistes. Elle s’était fait aménager une résidence au dernière étage d’un haut immeuble pyramidal donnant sur un jardin planté de cyprès.

C’est dans cette élégante retraite, à l’écart des importuns, que le Premier Consul alla trouver la Porte Parole. Elle le reçut en souriant, avec la dignité familière qui caractérisait cette grande dame, fille d’un capitaine d’industrie reconvertie à la politique. Elle invita aussitôt le ministre du Consilium à l’accompagner dans le parc, afin d’y faire quelque pas, à l’abri des oreilles indiscrètes.

Alexandra Gidh remarqua que le Premier Consul paraissait plus inquiet qu’à son habitude. Chacun savait que c’est à lui que revenait le mérite des conquêtes qui avaient émaillé l’histoire du Consilium. Les Black Birds volaient de victoire en victoire. Ils venaient de prendre le plein contrôle de Venegana, et s’installaient à Urgashtrim et Nyx. La porte parole n’ignorait rien du génie politique du haut dignitaire. Tantôt renard et tantôt lion, le premier Consul ne reculait devant aucune méthode pourvu qu’elle fût efficace: ascenseurs à renvoyer, menaces insidieuses, élections truquées, coups de main tordus des forces spéciales… Les manières florentines du Premier Consul avaient réussi au delà de tout espoir. Il avait réussi à fédérer autour de Munfayl un ensemble stellaire imposant, qui avait permis au nouveau Consilium de se passer des soutiens financiers extérieurs. L’ordre régnait partout, et les caisses se remplissaient – au prix d’une vigilance de tous les instants, et d’une discipline de fer imposée dans les rangs des pilotes.

– Les nouvelles ne sont pas bonnes, M. le Premier Consul, commença Alexandra Gidh alors qu’ils cheminaient dans l’allée. D’après les rapports qui me sont parvenus, les Thargoïds devraient prochainement pousser plus loin leurs incursions dans l’espace humain… Beaucoup s’attendent à ce qu’ils envahissent peu à peu la bulle.

– Nous sommes au courant, Mme la Porte Parole. Nos pilotes sont équipés et disposent du savoir-faire nécessaire pour affronter ces monstres. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure. Je vous demande d’ailleurs instamment de ne pas révéler pour l’instant au grand public ces informations.

– Je connais les qualités de nos pilotes, et les vôtres M. le Premier Consul.

– Si je suis venue vous voir, Mme la Porte Parole, c’est justement pour vous recommander beaucoup de prudence dans nos communications futures. Nous devons nous attendre à certains troubles pour maintenir la paix dans notre empire. Soulèvements, émeutes, guerres même… Je compte sur vous pour surveiller vos prises de position et éviter d’inquiéter inutilement l’opinion.

– Oui, je comprends, Monsieur le Premier Consul.

Les deux dirigeants, épiés de loin par des gardes du corps discrets, continuèrent à marcher en silence. Le chant des oiseaux se mêlait au bruit des réacteurs et des moteurs. La Porte Parole semblait très absorbée. Elle hésita, puis se décida à parler.

– M. le Premier Consul, si vous me le permettez, j’aimerais vous poser une question qui vous étonnera peut-être. Vous avez rangé sous la bannière du Consilium des millions, non, des milliards d’individus… Vous êtes un politique né. Un stratège de première force.

– Eh bien ? répondit Rapture XXXV sans la démentir. Il se demandait où la jeune femme voulait en venir.

– Mais vous êtes-vous jamais demandé si le peuple est réellement content de nous?

– Plaît-il, Madame la Porte Parole ?

– Nous offrons aux populations, la paix, la prospérité et la sécurité… mais cela suffit-il à leur bonheur  ?

Le premier consul fronça imperceptiblement les sourcils. Qu’importent qu’ils nous haïssent, pourvu qu’ils nous craignent, pensait-il… Il ne répondit rien. Il regarda les architectures d’avant-garde qui se dressaient autour de lui. Il se rappelait la conquête du Crevit. Il se souvenait de la date : O’Neil était tombée le 31 mars 3303. Les forces Black Birds avaient chassé les Munfayl Labor au prix d’une guerre longue et sale. Il se rappelait la voix caverneuse du cmdr Boby, enrouée par la fumée du cigare : “rasez tout”. Le premier consul préférait d’habitude les tactiques plus insidieuses, la ruse et les tractations discrètes. Mais la manière forte avait alors fait des merveille. Rarement victoire fut plus complète, plus éclatante, et plus massacrante.

Alexandra Gidh regardait, entre les feuilles des arbres, le ballet des vaisseaux qui décollaient et atterrissaient dans le port rutilant. Elle reprit.

– Oui, Monsieur le Premier Consul. Mes fonctions m’amènent à rencontrer beaucoup de gens, dans tous nos systèmes. Je sens monter un risque de lassitude et d’amertume. J’entends s’élever des voix… non pour réclamer la liberté et la démocratie. Au fond, chacun sait qu’il n’y a rien à attendre du bavardage des parlementaires. Mais ils aspirent au bonheur… Ils y aspirent intensément… Ecoutez-les, Cmdr Cirede. Je vous en conjure. Dictature ne doit pas être synonyme d’oppression.

Rapture XXXV remercia la porte parole de sa franchise et reprit le chemin du spatioport. Il était agacé. Il se demandait si Alexandra Gidh était sa porte-parole, ou celle de la populace. Une ère sombre allait sans doute s’ouvrir, et il faudrait en plus assurer le bonheur des gens…. Il se hâta de décoller. Il était temps d’aller donner leurs ordres à ses pilotes.

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